Une grande dame de la Résistance palestinienne nous a quittés et c’est une perte pour la Palestine et pour sa mémoire. Samia Bamieh était membre du Comité exécutif du Comité technique des Affaires des femmes et membre fondateur de la Commission internationale des femmes pour une paix juste et durable entre la Palestine et Israël. Longtemps elle avait été Directrice générale pour les Affaires européennes au ministère de la Planification.
Samia incarne la tragédie et la lutte de son peuple pour ses droits nationaux. Originaire de Jaffa, sa famille fuit la ville au moment de la Nakba. Commence pour eux le drame de tous les réfugiés. Pendant plus de 40 années, elle sera de tous les combats auprès du Fatha et de Yasser Arafat, le suivant, avec sa famille, jusqu’à Tunis, lors de l’exode de l’OLP après qu’elle ait été chassée du Liban. Elle était rentrée en Palestine occupée en 1996 avec l’Autorité nationale palestinienne. Elle est aussi la maman de Majed Bamieh, ce brillant jeune diplomate qui défend avec tant de talent les droits de la Palestine.
Samia était pour moi, un repère et je ne manquais jamais de la rencontrer, chaque fois que j’allais en Palestine, car elle m’aidait à comprendre la complexité de la situation dans son pays et son évolution. J’aimais sa rectitude et son exigence pour la défense du Droit international et pour celle des droits des femmes. Sa parole était vraie et sans concessions.
Je l’avais rencontrée pour la première fois en 1996, peu après son arrivée en Cisjordanie, après les accords d’Oslo et j’avais été frappée par la clarté de son analyse, par son honnêteté intellectuelle, ainsi que par sa forte personnalité. J’ai réalisé plusieurs entretiens avec elle pour Clara Magazine [1], Politis [2] et Pour la Palestine [3] - la revue de l’AFPS. Notre dernière rencontre date de septembre dernier, au cours de la mission de l’AFPS04 en Palestine occupée.
Comme tous les Palestiniens, je l’avais trouvée fatiguée, désabusée mais toujours combattante. Elle ne cachait ni les contradictions d’Oslo, ni les échecs de la direction palestinienne, du Fatha et des partis de gauche, mais elle ne manquait jamais de replacer ses critiques dans le contexte d’une Europe qui refusait d’assumer ses responsabilités envers les Palestiniens et du « deux poids, deux mesures » définissant l’ordre international sous la houlette des Etats-Unis.
J’ai relu la première interview que j’avais faite d’elle, en 1998, et je constate que ses paroles ont conservé toute leur actualité. Je la cite : « J’ai parfois le sentiment de vivre un suicide à petit feu. On se lance à fond dans le travail – elle travaillait à l’époque au ministère de la planification et du développement- avec l’illusion de bâtir nos institutions, et puis, n’importe quel événement anodin nous rappelle que nous vivons sous occupation et qu’il nous reste à accomplir la libération nationale, tâche primordiale sans laquelle il n’y aura pas de construction possible. L’opposition passe son temps à critiquer l’Autorité palestinienne, les manquements à la démocratie, en oubliant l’essentiel : nous n’avons ni l’unité de notre terre, ni celle de notre peuple. Sans souveraineté, à quel développement pouvons-nous prétendre ? (…..)Mais je pense que l’Autorité nationale palestinienne a trop misé sur les négociations et qu’il est urgent de reformuler l’action populaire de résistance qui doit se renouveler et reprendre sous des formes différentes. On a trop vite abandonné les Unions populaires où notre peuple était acteur. Qu’ils soient pour ou contre Oslo, les partis politiques ont du mal à redéfinir une stratégie qui réponde aux aspirations des gens totalement désorientés. Il nous manque une opposition mûre qui fasse des propositions constructives. Ce n’est qu’à ce prix que notre société pourra se renforcer. »
En juin 2005, après la mort d’Arafat et au moment du désengagement de Gaza par Sharon, elle nous alertait dans PLP : « Aujourd’hui, Israël est en train d’avaler littéralement nos terres et de mettre en place un système d’apartheid raciste. Comment le monde ne le voit-il pas ? Quand nous aurons des « Erez [4] » partout, des portes dans les murs pour entrer et sortir avec des permis pour circuler, des routes principales qui nous sont confisquées parce qu’elles vont relier les colonies et que nous devrons nous contenter de tunnels, il n’y aura plus d’entité palestinienne possible. (…) Où allons-nous ? Nous voulons parvenir à la paix. Mais nous en avons marre d’un « processus » de paix qui n’en termine jamais avec l’occupation. (….)
Que fait la communauté internationale, en ce début de 21ème siècle ? Elle devrait être beaucoup plus sérieuse et faire appliquer ses décisions par Israël. Que ce soit par des pressions, par le dialogue, ce qu’elle veut, mais qu’elle se fasse entendre ! Notre frustration vient de notre attente que l’Europe joue un rôle politique à la mesure des enjeux. Je qualifierai nos relations de l’ordre du « dépit amoureux ». Nous avons besoin, dans ce monde unipolaire, du contrepoids de l’Europe. Nous ne serions plus là si l’Europe ne s’était pas impliquée dans notre projet politique. Mais si elle ne bouge pas politiquement, ce sera un gâchis. Nous savons qu’elle a les moyens de convaincre Israël et elle ne les utilise pas. (…) L’Europe nous demande de faire des réformes. Mais sur le terrain, la vie, comment va-t-elle changer ?
Comment l’économie va-t-elle se relever, s’il n’y a pas l’application par Israël de ses obligations ? Pourquoi l’Europe accepte-t-elle la violation de ses propres lois, de ses propres accords ? »
Lors d’un entretien réalisé le 24 février 2006, après la victoire du Hamas, elle dénonçait : « Où sont passées les valeurs de l’Europe : les Droits de l’Homme, le Droit international ? Nous lui demandons seulement de défendre ses principes et de les faire appliquer par Israël ? L’Europe, qui a avec nous des accords de voisinage, qui est pour la solution de deux Etats et qui crie que cette solution est en danger, ne fait rien sur le terrain. (…) Pendant que nous nous occupons des réformes, de démocratie, la possibilité d’un Etat palestinien disparaît chaque jour un peu plus. La question que je me pose, c’est à quoi sert toute cette remise en question, cette inquiétude si finalement, le but - un Etat souverain et indépendant- n’est plus réalisable ?
Elle analysait ainsi l’échec du Fatha aux élections : « Le Fatha a une très grande responsabilité parce qu’il n’a pas su accomplir sa mutation de parti révolutionnaire en parti de gouvernement. Il n’a pas su garder son espace et son identité. Il était totalement amalgamé à l’Autorité palestinienne. La force du Fatha, c’était son ancrage populaire. Le Hamas aujourd’hui me rappelle le Fatha lorsqu’il était proche des gens, ouvrait des dispensaires, des crèches, des garderies, impulsait des Unions. Le Hamas a pris le relais, y compris auprès des femmes qui ont voté en majorité pour lui.
Et elle incluait également la gauche dans le délitement du mouvement de libération nationale : « Quand toutes les organisations de gauche n’obtiennent que 7 élus, elles doivent se réveiller, elles aussi. Il y a également toute la société civile qui se remet maintenant en question. Ces ONG qui ont parlé des droits de l’homme, des droits des femmes, de l’égalité, pourquoi n’ont-t-elles pas pu convaincre les femmes ? 44% des femmes ont voté pour le Hamas. Je crois que les mouvements de femmes ont travaillé beaucoup plus verticalement qu’horizontalement et se battaient pour les femmes mais pas avec elles. Ces ONG ont été financées par les pays donateurs pour des projets bien précis. Et finalement, au lieu de continuer le travail volontaire, tout le monde est devenu gestionnaire de projets : il fallait savoir étudier un dossier, le présenter aux bailleurs de fonds. L’objectif premier devenait de maintenir l’ONG et de financer les postes de travail. Elles se sont transformées en petites entreprises. On a défiguré le travail associatif, ce que le Hamas n’a pas fait. Il a réussi à mobiliser les femmes par un travail volontaire et populaire.
C’est un message que la société civile et les partis démocratiques doivent entendre. Notre peuple est un peuple politisé qui paie chaque jour son existence sur sa terre et sa résistance à l’occupant ; ce n’est pas un peuple au nom duquel on peut parler. Si on ne permet pas aux gens d’êtres acteurs, ils nous sanctionnent. (…) Il faut vraiment redéfinir notre stratégie, voir dans quelles conditions accepter les dons des bailleurs internationaux et se donner les moyens de ne plus être à leur merci.
Pour nous, le vrai choc de ces élections a été de se demander ce que, après 40 ans de combats, nous avions réalisé du point de vue politique. L’Etat n’est pas là ; nous ne sommes pas parvenus à mettre fin à l’occupation ; l’occupant a réussi à nous diviser. Socialement, il y a une régression. A Gaza, les femmes ont senti bien avant nous, ce que cela voulait dire. (…) La fragmentation des territoires occupés et l’incommunication isolent les villes des campagnes, les villes des autres villes. Nous n’avons plus les mêmes façons de penser, ni les mêmes problèmes. »
En tant que femme et militante, elle s’interrogeait : « Quand je parle de 40 ans de combat national, je parle de 30 ans de ma vie de militante politique. (…) Vous ne pouvez pas savoir ce que ça veut dire pour moi que cette Palestine dont on a rêvé, pour laquelle nous nous sommes battus, n’existe plus comme projet politique.
Je suis issue de la grande bourgeoisie palestinienne. En m’engageant dans ce combat, j’ai cherché à me débarrasser de mon éducation, à renier ma classe pour suivre cette marche vers la libération nationale. Après Beyrouth, j’ai pensé arrêter. Puis il y a eu l’Intifada. Je me suis réinvestie. Puis il y a eu Oslo. Je ne pouvais pas lâcher. C’était la reconstruction. Et je me retrouve à 57 ans avec tout à reconstruire de nouveau. Je ne peux pas me contenter de redevenir une petite-bourgeoise parce que je ne peux plus me leurrer et continuer comme si rien ne s’était passé. Cela fait 10 ans que je suis rentrée en Cisjordanie. Je suis Palestinienne mais pas du pays. J’appartiens à un projet politique plus qu’à la géographie.
Je n’ai pas le choix. Ma vie personnelle est tellement fondue dans le projet politique que je ne peux pas accepter d’avoir échoué et de perdre espoir. Objectivement, il n’y a aucune famille palestinienne qui n’a pas un proche à l’extérieur : en Amérique, au Canada, dans les pays arabes… Nous recevons l’impact du monde même si l’occupation nous referme sur nous-mêmes. De ce point de vue, je ne suis pas pessimiste. Je ne crois pas que la société va se replier sur le fondamentalisme. Mais ce n’est pas une tâche facile surtout que l’occupant ne nous laisse pas respirer. »
En septembre dernier, lors de notre entrevue, elle nous redisait son inquiétude face au danger de la réémergence des identités communautaires dans la société palestinienne mise à mal par les divisions savamment entretenues. « Nous avons subi une défaite. Notre projet national qui était basé sur la fin de l’occupation pour aller vers l’autodétermination a été mis à mal. Les gens aujourd’hui sont désabusés quand ils constatent le nouvel essor du projet sioniste de colonisation et d’expulsion qui sape les fondements d’un Etat palestinien viable, n’offrant plus que l’alternative d’un Etat d’apartheid. Israël sait qu’il a les mains libres et le soutien américain face à la lâcheté de l’Union européenne qui ne pèse pas grand-chose. Les USA décident, l’Europe paie ! Dans ce contexte, avec l’impuissance des partis politiques palestiniens – un Fatha qui manque de leadership, une opposition de gauche atomisée qui se cherche -, il y a un réel danger de se replier sur la tradition qui rassure dans un climat d’insécurité, avec, en face, la montée de l’extrême droite israélienne et l’insécurité dans la région. Heureusement, nous sommes encore majoritairement une société de diversité qui ne s’est pas refermée sur elle-même. Le futur est open. »
Cette belle voix s’est tue. Mais je sais qu’elle continuera à vivre et à se transmettre par ses enfants, dans le combat des femmes avec qui elle n’a jamais cessé de se battre et dans la résistance populaire quotidienne du peuple palestinien. Elle nous laisse ce message de dignité et d’engagement qui a guidé sa vie.
Monique ETIENNE
Photo : Samia Bamieh et monique Etienne